Las Vegas, la porte des enfers
J’ai détesté Vegas.
J’ai détesté Las Vegas comme j’ai rarement détesté un lieu. La dernière fois, c’était Johannesburg, en 2018. Principalement parce que dans la métropole sud africaine, j’avais peur pour ma vie. Parce que dans la ville listée parmi les plus dangereuses au monde, il est difficile d’en accepter les conditions humaines, la pauvreté et la violence qui, pour moi, petite Européenne, me dépassent. Parce que les enjeux sociaux-économiques sont compliqués, entachés par les erreurs des générations précédentes. Formulation délicate pour définir: le racisme.
S’il faut comparer ce qui est comparable, Vegas n’a pas la prétention d’être issue d’un contexte socio-politique complexe. La ville des excès ne peut pas se planquer derrière l’excuse de l’identité controversée car chargée d’histoire. Vegas est une coquille vide dont la seule solution au problème de son existence serait la radiation. Et j’entends déjà les soupirs offusqués (ou serait-ce du soulagement parce que vous n’osez pas dire que vous aussi vous n’avez pas aimé la ville la “plus cool”?). Consciente de nager à contre-courant puisque la seule fierté dont la ville américaine peut se targuer n’est autre que : les gens l’adorent.
Je déteste probablement Vegas autant que je déteste les anchois, les gens qui coupent les spaghettis, le mois de novembre, marcher avec des chaussettes mouillées, la pizza hawaïenne, passer la panosse, les shots de Jäger en fin de soirée (aussi au début), les pieds, la couleur moutarde ou me faire doubler par un camion. Je déteste Vegas autant que je déteste Trump. Corrélation de haine probablement provoquée par son immonde tour dorée qui se dresse droit devant notre chambre d’hôtel, tout aussi ridiculeusement disproportionnée. Même en fermant les yeux, je la vois encore. Et elle va continuer à me narguer durant les trois jours de mon séjour au sud du Nevada.
Une expérience sociologique
Il fait 48° C. A ce stade, la chaleur n’est plus étouffante puisque j’ai déjà arrêté de respirer. On est passé directement à l’étape cuisson et j’ai l’impression d’être une petite chipolata suisse en train de me faire rissoler le lard sur un barbecue à charbon arrosé à l’alcool à brûler entre deux grosses côtes de boeuf (et pas le boeuf élevé à l’air de la montagne suisse). Et sur ce brasero géant, d’immenses tours qui ne sont qu’une série d’hôtels plus extravagants les uns que les autres, s’érigent au milieu du désert de Mojave.
On débarque à l’hôtel Hilton où l’on a à priori réservé une chambre qui nous mène au 20è étage, vue sur les 82 piscines de l’hôtel. Tout ce que j’adore. J’ai chaud, j’ai faim, je me sens sale, je suis fatiguée, oppressée et je commence à réaliser l’absurdité de la situation. Je m’endors comme une masse après avoir fermé les doubles rideaux sur l’immense baie vitrée sur laquelle se reflètent les lumières de la ville, scintillantes comme si c’était la vieille de Noël. Sauf que lorsque j’ouvre les yeux, au lieu de trouver le Père Noël, je me retrouve face à un paysage paradoxal de surabondance et de néant.
Alors mon égo en prend un coup quand je me demande : Mais qu’est-ce que je fous là ?
Bon Dieu mais qui vient passer ses vacances ici par plaisir ? Qui a matrixé le cerveau de ces gens? Et à quel moment j’ai été assez vulnérable pour accepter de m’infliger ça ? Je décide que la meilleure option reste de laisser mon cerveau au frais dans notre suite climatisée à l’air 100% artificiel pour éviter le pétage de câble et profiter de cette “expérience” inédite. Au fond, c’est une micro étude sociologique plutôt intéressante et une part de moi n’aurait raté cela pour rien au monde. Juste pour le petit rappel, au cas où j’oublierais à quel point l’humanité est super fucked up.
Le cauchemar américain
Las Vegas représente tout ce que l’Amérique a de pire à offrir. Rien n’est vrai. Absolument rien. Ni la rivière (la lazy river) qui coule au milieu de l’hôtel The Venetian, ni les gondoliers qui la traversent, ni le ciel bleu qui en tapisse le plafond, ni les superhéros déguisés dans la rue, ni la viande qui agrémente le burger huit couches de ce resto qui fesse (littéralement) en public les clients qui ne le finissent pas (oui oui, je vous laisse checker le “Heart attack grill” sur YouTube si ça vous intéresse): , ni l’air frais qui souffle soudainement dans les rues, ni la victoire au casino, ni même les lèvres de la voisine de palier.
Un monticule d’hôtels exubérants, de limousines, de restos attrapes touristes, de clubs, de casinos et de pool party sont à peu près tout ce que Vegas a à offrir, sans oublier une crise de foie garantie (et possiblement gratuite), une empreinte carbone plafonnée et un raz-de-marée du porte-monnaie.
Je plie le genou et accepte de “vivre l’expérience” que je n’ai pas envie de vivre, soit aller jouer au casino, m’assurant au passage que c’est “pas si terrible”, que “j’exagère” et que je pourrais faire l’effort de profiter d’être là et de prendre Vegas en tant que tel. En gros d’arrêter de faire chier avec mes principes et mon opinion. Une fois cette dernière rangée au fond de ma poche, je m’en vais gaiement claquer 100 balles dans les machines à sous (on reste dans la catégorie “pauvre” du Casino) qui proposent toutes les mêmes règles du jeu:
1) Poser son cul sur un siège en cuir
2) Insérer sa tune sous l’écran dont le seul élément qui varie d’une machine à l’autre est la thématique des motifs (généralement empreint d’originalité entre flingues, dollars ou animaux)
3) Appuyer sur un bouton qui fera défiler aléatoirement les éléments, s’assurant que tu n’aies absolument aucun contrôle
4) Fumer et s’imbiber d’alcool gratos en attendant impatiemment d’être fauché pour que le calvaire s’arrête
Je regarde autour de moi les touristes comme nous qui essaient de jouer en pensant nostalgiquement à la série Las Vegas ou à Ocean Eleven et je me sens dramatiquement cheap, faisant partie de la populace qui ne joue pas avec les gros poissons. Dans ce petit écosystème il y a aussi les accros qui se sont fait prendre dans l’engrenage où tout est fait pour vous essorer jusqu’aux os, vous perfuser d’alcool et vous rendre totalement dépendant aux écrans qui font défiler des images de lingots d’or que vous n’aurez jamais. Là où se trouve tout le génie des casinos, c’est qu’ils vous poussent à orchestrer votre propre autodestruction. Ce n’est la faute de personne hormis vous-même et votre nouvelle addiction au rabais : Ouverture 7/7, pas d’accès à la lumière du jour pour une perte de notion du temps assurée, encouragement à l’excitation par le bruit, la surstimulation et la lumière, droit de fumer à l’intérieur et des serveuses constamment disponibles pour vous resservir à boire, vous poussant à l’ivresse… gratuitement. Bêtise illimitée.
Une part de moi se désole du sort de l’humanité en se rappelant que les USA dirigent pratiquement notre planète. Une autre est soulagée, en se disant que si les idiots veulent s’auto-détruire ensemble dans le désert du Nevada, c’est pas tellement mon problème.
Bref, j’ai détesté Vegas.